QUATRIÈME PARTIE

 

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Hatchepsout attendit deux ans avant de se décider, deux années qu’elle consacra essentiellement à affermir son pouvoir sur l’Égypte, à assurer son emprise sur le peuple. Puis survint de nouveau le mois de Méchir. Entre les palmiers et les acacias, la terre se couvrit d’un tapis de jeunes pousses tendres et les oisillons s’essayèrent à voler près du fleuve. De nouveaux canaux s’entremêlant aux anciens sillonnaient les champs reflétant le pâle ciel printanier.

Le temple de la vallée était achevé. Les derniers travailleurs réquisitionnés avaient regagné leurs villages et leurs fermes, une fois le chantier nettoyé. Le monument resplendissait de tout l’éclat de sa pierre, niché au creux de son abri ensoleillé, et n’attendait plus que l’hommage de la créature divine qui allait bientôt en fouler le sol d’or et d’argent. Hatchepsout avait chargé le sombre Tahouti d’élever en ces murs un nouvel autel secret en ébène dédié à la Nubie, en commémoration de sa victoire. Il avait également dessiné les portes intérieures, en cèdre et en bronze, mais c’étaient surtout les portes principales, en cuivre foncé, massives et assez impressionnantes pour décourager les visiteurs mal intentionnés qui révélaient l’ampleur de son talent. Incrustées d’électrum, cet alliage d’or et d’argent qu’aimait tant Hatchepsout, elles étaient aujourd’hui grandes ouvertes et renvoyaient le soleil en de longs faisceaux dorés.

Les prêtres avaient calculé le jour le plus favorable à la consécration du temple et choisi le vingt-neuvième du mois. Hatchepsout récitait ses prières, face au jardin. Derrière elle, dans sa chambre à coucher, ses servantes préparaient son pagne court aux plis brodés d’or et la perruque de cérémonie bleue et or ainsi que sa lourde ceinture, en or également. Elle regarda les prêtres qui arrivaient dans la cour intérieure vêtus de leurs robes blanches éclatantes. La vision fugitive de Ménéna, en peau de léopard, ne vint pas altérer le fil de ses prières.

Elle se sentait néanmoins convaincue que son destin allait prendre un tour nouveau en cette journée. Le sentiment de sa puissance l’envahit soudain. Elle se savait immortelle, dominant le monde en étroite communion avec Râ qui baignait sa peau couleur de miel. Lorsqu’elle eut terminé ses prières, après avoir jeté un dernier coup d’œil vers le fleuve et la nécropole tremblante sous le soleil ardent, elle pénétra dans la fraîcheur de sa chambre où ses femmes l’attendaient pour la vêtir.

Elles lui nouèrent le pagne autour de la taille, puis la ceinture et lui mirent enfin le lourd pectoral orné de pierres précieuses. Elles lui passèrent ses bracelets et ses bagues, et Hatchepsout, les bras tendus en avant, songeait aux longues années au cours desquelles, jour après jour, les pierres et les colonnes avaient été taillées, polies puis érigées, ainsi qu’aux agréables moments passés en compagnie de Senmout et de Touthmôsis à observer la progression des travaux. Avec fierté elle se remémora les merveilles entrevues avec son père. « Vous avez donc ma réponse, dieux des Plaines, pensait-elle. Je vous fais don de ce monument, le plus somptueux que je connaisse et j’en suis fière. »

Elle s’assit, les paumes tournées vers le haut pour qu’on les lui teigne de henné rouge. Pendant qu’elles séchaient, la plante et les ongles de ses pieds furent peints à leur tour. On lui passa ses sandales dont les jaspes rouge sang brillaient de tous leurs feux. On lui maquilla le visage d’une poudre d’or qui fit briller ses lèvres et ses cils et on lui appliqua du khôl autour des yeux. Tandis qu’elle souriait à son image resplendissante, on lui posa la perruque sur la tête, puis la petite couronne en forme de cobra. Elle était bien la déesse qui symbolisait son merveilleux pays.

Senmout et les autres l’attendaient au bord du fleuve. Une centaine de bateaux ornés de drapeaux et de guirlandes attendaient également à quai pour transporter la cour et les prêtres sur l’autre rive. Senmout était paré comme le prince qu’il était, avec son heaume blanc incrusté d’or, des bracelets et les attributs de sa charge étincelant sur sa peau sombre, un grand pectoral doré composé de chaînes et de scarabées en turquoise lui recouvrant les épaules, le cou et le dos, et l’emblème des princes royaux, seigneurs héréditaires de l’Égypte s’étalant sur sa large poitrine. Ta-kha’et se trouvait parmi les autres femmes, son chat dans les bras. Elle portait une légère robe bleue. Senmout s’en aperçut au moment de l’embarquement et s’étonna de ce qu’elle portât une couleur de deuil pour une telle cérémonie.

L’un après l’autre, les bateaux s’élancèrent sur le Nil dont les eaux vives baissaient encore. De l’autre côté du fleuve, la foule se forma en un cortège gai et bruyant sous les dais et les oriflammes qui bordaient ce qui n’avait été autrefois qu’un sentier. Hatchepsout en prit la tête. Décidée à se rendre au temple à pied, elle avait laissé sa litière au bord du fleuve. Elle aperçut Senmout qui allait prendre place dans les rangs avec Hapousenb, Menkh et ses autres ministres et lui fit signe d’approcher.

— Où est Néféroura ?

— Avec les femmes, Majesté, encadrée par les hérauts, sous la garde de Néhési. Quant à la petite fille, il est préférable, je pense, qu’elle fasse la route en litière.

— Parfait, approuva-t-elle, car Méryet-Hatchepset n’a que trois ans, et un tel parcours l’aurait fatiguée. Ce jour est le vôtre aussi bien que le mien, noble Senmout. J’ai décidé d’en partager la gloire avec vous, vous marcherez à mes côtés.

Senmout stupéfait prit place près d’elle. Elle fit signe aux trompettes de sonner.

— Il est incontestable, poursuivit-elle alors que le cortège s’ébranlait, que vous avez marqué autant que moi ce temple de votre empreinte. J’y ai bien songé, Senmout, et je voudrais que vous graviez votre nom dans ces murailles sacrées afin que les générations futures apprennent en quelle estime je vous tenais et quels honneurs je vous ai réservés.

Il se tourna vers elle et s’inclina, bouleversé ; une telle distinction était d’une extrême rareté et le seul précédent qu’il pût se rappeler était celui de Djoser, qu’avait autorisé Imhotep à signer de son nom ses extraordinaires réalisations. Il savait où il allait inscrire le sien, avec ses titres ainsi que l’histoire de sa vie. Ce serait derrière la porte du sanctuaire intérieur, où seuls les dieux et la famille royale pourraient les voir en fermant la porte, privilège que les prêtres mêmes se voyaient refuser.

— C’est un grand honneur, Majesté, dit-il heureux.

Elle tourna vers lui son visage doré et rit aux éclats.

— Je n’en ai pas encore fini avec vous, fier et brave prince !

Ils atteignirent le premier et unique pylône qu’ils franchirent sans cesser de plaisanter. Hatchepsout s’arrêta et contempla avec plaisir et reconnaissance son chef-d’œuvre. À quelques pas de là, la première rampe montait doucement jusqu’à la première terrasse, sous laquelle une enfilade de colonnes jouait avec les rayons de soleil. La seconde rampe conduisait également à une autre salle garnie de colonnes, et le regard se posait ensuite sur le sommet de la colline, de telle manière que le temple, la vallée et la falaise ne semblaient faire qu’un tout, harmonieuse combinaison entre la beauté de la pierre brute et l’œuvre de l’homme.

Les jardins n’avaient pas encore été dessinés. L’allée prévue par Hatchepsout restait à l’état de projet ; mais la roche et la pierre du temple, dans leur simplicité naturelle, ne requéraient aucun élément supplémentaire qui ajoutât à la pureté et à la puissance de leur architecture. Elle avait fait placer l’autel d’Amon aux côtés de son image dans la chapelle centrale ; elle fit signe de s’approcher aux porteurs de la litière du dieu. Les prêtres avancèrent leur lourd fardeau. Le jeune Touthmôsis avait été choisi pour porter l’encens aux côtés d’Amon. La procession se remit en marche et atteignit lentement la première rampe où elle s’arrêta pour prier. Les prières se poursuivirent jusqu’à la seconde rampe, rythmées par la mélodieuse voix grave de Ménéna. Hatchepsout pénétra dans l’obscurité de son sanctuaire en pensant à Touthmôsis, son époux défunt, et au plaisir qu’il aurait eu à vivre ce jour à ses côtés.

Amon fut hissé sur le trône qui lui était destiné à côté de la gigantesque statue dorée d’Hatchepsout dont les yeux semblaient scruter le moindre recoin du temple. Puis, tous ceux qui avaient été admis dans le Saint des Saints se prosternèrent sur le sol d’argent poli, et rendirent hommage aux deux dieux qui régentaient leurs vies. Ménéna se fraya un chemin entre les corps prosternés pour se placer aux côtés d’Amon, et les rites de la consécration commencèrent. Les prêtres, demeurés sur la première terrasse, remplirent leurs cassolettes d’encens en écoutant les litanies et le roulement des sistres. En dessous d’eux, les membres de la cour regardaient en silence s’élever les volutes de fumée jusqu’au sommet des falaises qui surplombaient le lieu.

À la fin de la cérémonie, Hatchepsout s’agenouilla devant Amon et récita ses prières avec le sentiment que tout n’était pas encore vraiment terminé. Le soleil déclinant commençait à atteindre les deux statues. Un silence pesant se fit dans le sanctuaire. Touthmôsis s’inclina devant Amon et répandit de nouveau l’encens. Ménéna entreprit de réunir ses officiants, tandis que les nobles, la gorge sèche à force d’avoir chanté, songeaient au repas qui allait suivre. Mais Hatchepsout attendait sans bouger, convaincue au plus profond d’elle-même que quelque chose allait se produire. Et, lorsqu’elle se prosterna jusqu’à terre pour la dernière fois, une voix claire s’éleva des lèvres de l’idole qui fit frémir toute l’assemblée.

— Relève-toi et pars, bien-aimé roi d’Égypte.

Hatchepsout releva brusquement la tête. Tous les souvenirs, les ambitions, les échecs et les rêves de ces dernières années affluèrent en masse et explosèrent en un formidable cri de triomphe. Elle se leva et pivota, les bras tendus au-dessus de la tête.

— Le dieu a parlé ! s’écria-t-elle en proie à l’exaltation de la victoire. Je me proclame pharaon !

Au-dehors, tout le monde avait entendu l’agitation qui régnait dans le sanctuaire et chacun se regardait avec anxiété.

— Elle n’en a pas le droit ! s’exclama brusquement Yamou-néfrou, dans l’ombre, sortant de son habituelle torpeur.

Tout à coup les nobles se mirent à applaudir. La salve d’applaudissements se répandit en s’amplifiant dans tout le sanctuaire. L’assemblée debout l’acclamait. Elle passa au milieu d’elle, suivie de Néhési et de Senmout, les bras levés, le visage radieux. Au-dehors, l’ovation montait au fur et à mesure que la foule apprenait la nouvelle.

— Je me proclame pharaon, s’écria-t-elle de nouveau.

Ces mots vibrants furent renvoyés des milliers de fois en écho par la foule qui les reprenait en hurlant : « Pharaon ! Pharaon ! »

Néféroura contempla avec stupeur sa mère, trônant sur la litière qui venait de transporter le dieu, élevée au-dessus des visages tendus vers elle. Aset et Touthmôsis se tenaient à l’écart. Poussés en avant par la foule en délire, ils se retrouvèrent derrière la litière, entourés par les gardes de Sa Majesté. L’excitation était à son comble. Hatchepsout ôta le petit cobra de sa tête et le tint à bout de bras ; puis elle le tendit vivement à Néféroura. Un peu plus tard la barque royale la ramena au palais, vers un nouveau destin.

 

À la veille de son couronnement, elle s’isola pour méditer dans l’obscurité. Toutes ces années d’efforts n’avaient pas été vaines. « J’ai enfin réalisé les désirs de mon père, pensait-elle. Personne aujourd’hui en Égypte ne peut plus s’opposer à moi. Touthmôsis n’est plus. Aset et Ménéna ont échoué dans leurs machinations. J’ai accompli mon destin. Je suis plus forte que jamais, plus belle et plus puissante que jamais, la seule femme digne du titre de pharaon. » Elle pensa à Néféroura qui dormait, la petite couronne serrée contre son cœur, et au jeune Touthmôsis dont les rêves de puissance avaient succombé à sa force inégalée, et son immense puissance. Cette nuit, il n’existait plus qu’elle et son dieu, en communion étroite. Elle se sentait immortelle, comme les étoiles qui brillaient dans le firmament, comme le pays qui dormait sous son contrôle. Elle passa sur son balcon la plus grande partie de la nuit, en buvant du vin frais, en regardant sa garde patrouiller dans les jardins traversés par instants par la furtive silhouette blanche d’un prêtre se rendant à ses obligations. Lorsque l’aube commença à poindre, elle s’étendit sur sa couche, les yeux grands ouverts, l’esprit occupé par une multitude de projets.

Le barbier se présenta dans la matinée, muni de ses tranchants rasoirs. Elle resta immobile tandis que tombaient ses tresses noires tout autour d’elle. Nofret ramassait soigneusement chaque mèche de ses cheveux et Hatchepsout se regarda dans le miroir. L’homme aiguisa son rasoir et entreprit de lui raser la tête, silencieux et adroit ; pas une seule goutte de sang ne jaillit. Elle vit son visage se transformer sous ses mains. Elle avait à présent l’air asexuée ; ses pommettes ressortaient plus nettement, ses yeux semblaient beaucoup plus grands et plus clairs, sa bouche plus hautaine. Après le départ du barbier, Nofret lui mit sur la tête le heaume de cuir qu’elle garderait jusqu’à ce que la double couronne vienne le remplacer. Il lui pendait jusqu’aux épaules et lui barrait le front, conférant à son visage une sévérité et une simplicité nouvelles. Nofret lui noua autour du cou l’œil d’Horus ; il pendait lourdement et lui couvrait les seins. Son garde ouvrit la porte et s’effaça devant Senmout, en grand apparat de prince. Il tenait Néféroura par la main, somptueusement vêtue, couverte d’or et de lapis-lazuli. Lorsqu’elle s’inclina avec Senmout, la couronne en forme de cobra, posée maladroitement sur sa petite tête rasée, pencha dangereusement.

— Non, ma chérie, lui dit gentiment Hatchepsout en souriant. Tu n’es pas encore reine. J’espère un jour te nommer roi, mais pour l’instant, tu n’as pas le droit de porter le cobra.

— Mais puis-je quand même le garder dans ma chambre et le regarder de temps en temps ? demanda l’enfant en enlevant la couronne.

— Oui, si tu me promets de ne jamais le porter pour sortir ni de laisser Méryet jouer avec lui. Eh bien, prêtre, êtes-vous prêt ?

Senmout regarda un instant la grande femme éclatante de jeunesse, le heaume viril et l’œil d’Horus. Il s’inclina profondément.

— Nous sommes prêts. Vos bannières ont été hissées et les étendards flottent dans le ciel. Le chemin est bondé de monde.

— Et mon char ?

— Il est dans la cour, Majesté, répondit-il en souriant, et Menkh s’impatiente.

— Cela ne m’étonne pas. Allons.

Il faisait très chaud dehors. Hatchepsout s’élança derrière Menkh, et, les jambes bien plantées, se retint au bord doré de son char, tandis que la foule hurlait ses acclamations. Menkh fit claquer son fouet et les chevaux partirent au petit trot, sans aller trop vite car Hatchepsout voulait que tous puissent la voir traverser la ville. La somptueuse procession parcourut lentement les rues. Les enfants jetaient des fleurs sur son passage et leurs parents baisaient le pavé devant ce dieu qui semblait avoir dissimulé en lui toute douceur féminine pour ressembler à un beau jeune homme.

Arrivée au temple, elle ôta elle-même son heaume et prit des mains des dieux la couronne pharaonique. Senmout eut un moment de stupéfaction à la vue de son crâne rasé. Elle posa doucement la double couronne rouge et blanche sur sa tête et saisit le fléau et la crosse d’or que lui tendait Ménéna, ainsi que le fier uraeus, le cobra et le faucon de la royauté, qui se dressèrent de nouveau au-dessus du visage du pharaon. Puis on lui posa sur les épaules la lourde robe précieuse.

Après avoir fait le tour du sanctuaire, précédée de Ménéna, elle se tourna vers l’assemblée.

— Je reprends aujourd’hui tous les titres de mon père, dit-elle. Héraut !

Doua-énéneh s’avança et les récita :

 

« Horus, Bien-aimé de Maât, Seigneur de Nekhbet et Pen-Ouarchet, Celui dont la tête porte le fier uraeus, Horus d’or, Beauté des temps, Roi du Sud et du Nord, Hatchepset, l’Éternel. »

 

Senmout remarqua que Doua-énéneh avait omis d’énoncer « Taureau puissant de Maât », et cela le fit sourire intérieurement.

Puis, la tête droite, elle poursuivit :

— Je prends aussi les titres qu’Amon m’a donnés lors de mon premier couronnement. Je suis Maât-l’élu-de-Râ, Enfant du Soleil, Enfant du Matin. Et j’ai décidé de me nommer dorénavant Hatchepsou, Première d’entre les puissants et les nobles du royaume.

On lui noua au menton la barbe pharaonique. Et, loin de prêter à sourire, cette transformation accusait au contraire sa puissance, plus encore que s’il se fut agi d’un homme. Hatchepsou Ier, roi d’Égypte, sortit lentement du temple de Karnak, et offrit son beau visage de marbre au soleil éclatant.

Elle reçut, imperturbable, les hommages de ses soldats, puis rentra au palais sur son char.

Avant le début des réjouissances, elle s’assit sur le trône d’Horus, la crosse et le fléau croisés sur sa poitrine tandis que ses conseillers s’assemblaient devant elle. Non sans quelque perversité, elle ordonna à Touthmôsis de s’asseoir à ses pieds. Il obéit sans un mot, mais elle sentit fort bien sa rage contenue.

— Eh bien, dit-elle en souriant, commençons. Comment pourrais-je vous oublier, vous mes fidèles, en ce jour béni des dieux ? Senmout, approchez !

Il se prosterna, elle l’invita à se relever. Les apparences étaient sauves, mais par-delà le protocole, son amour pour lui éclatait au grand jour.

— Je vous fais Surveillant des travaux de la Maison d’Argent, Chef des prophètes de Montou, Servant de Nekhen, Prophète de Maât, et enfin Noble d’Égypte.

L’un après l’autre les honneurs pleuvaient sur lui. L’assemblée attentive sut alors avec certitude qui partageait le pouvoir du pharaon ; et c’est avec un réel sentiment d’infériorité qu’ils regardèrent le fier Senmout. Il s’inclina et vint se mettre à ses côtés.

Elle fit signe à Hapousenb.

— Vous souvenez-vous, lui dit-elle, du jour où je vous ai fait Chef des Prophètes du Sud et du Nord ?

— Je m’en souviens parfaitement, Majesté. C’était juste avant votre expédition contre les Kouchites.

— Néhési, allez me chercher Ménéna.

Hapousenb comprit ce qui allait se passer. Tout le monde retint son souffle jusqu’à ce que le grand prêtre se fût approché du trône.

Hatchepsout parla calmement, mais ses yeux brillaient de colère sous l’imposante double couronne.

— Ménéna, un grand prêtre ne peut être nommé que par le pharaon en personne, n’est-ce pas ?

Il pâlit, mais s’inclina.

— C’est ainsi qu’en a décidé Maât, répondit-il.

— Or, aujourd’hui, je suis pharaon. Je nomme donc le vizir Hapousenb grand prêtre d’Amon. Quant à vous, Ménéna, je vous ordonne de quitter Thèbes avant la fin du mois de Plaménoth.

Ménéna s’inclina de nouveau et quitta la salle aussi imperturbable qu’à l’accoutumée. Hatchepsout le suivit des yeux un moment en se rappelant la haine de son père pour cet homme et elle surprit le regard que lui lança Senmout. Le visage de son majordome reflétait la peur et le dégoût. Étonnée, elle décida de lui en demander plus tard la raison. Senmout était vraisemblablement au courant de choses qu’elle ignorait.

Elle nomma Néhési chancelier, honneur que chacun briguait, mais qui revenait de droit au Porteur du Sceau royal. Lorsqu’arriva le tour d’Ouser-Amon, elle le fit appeler et il s’approcha d’elle en souriant. Mais avant de l’aider à se relever, elle lui ordonna de se prosterner jusqu’au sol une fois encore.

— Il y a très, très longtemps, dit-elle, vous vous êtes prosterné ainsi devant moi en manière de plaisanterie, et je vous ai juré qu’un jour vous répéteriez votre geste et vos paroles. Vous rappelez-vous les mots que vous aviez prononcés ?

Une vague de rires parcourut l’assemblée tandis qu’Ouser-Amon essayait désespérément de secouer la tête avec dénégation, le nez dans la poussière.

— Je vous assure, grand Horus, que mon extravagance m’est totalement sortie de l’esprit. Puis-je vous en demander humblement pardon ?

— Anen ! s’écria-t-elle en riant franchement. Lisez-moi ce que je vous ai demandé d’écrire.

Le scribe se leva et lut solennellement :

— Je vous salue, Majesté ! Votre beauté est plus éblouissante que celle des étoiles. Ah ! C’en est trop pour mes pauvres yeux, je ne peux plus vous regarder !

— Redites-le à présent ! dit-elle secouée par le rire.

Et Ouser-Amon s’exécuta, mais sa position affaiblissait sensiblement le son de sa voix.

— Vous pouvez vous relever à présent, dit-elle enfin.

— Votre Majesté a une mémoire sans défaillance, remarqua-t-il.

— Absolument, approuva-t-elle calmement. Et pour vous, bel oiseau, j’ai prévu une inspection du vizirat de votre père, que vous avez bien négligé ces temps-ci, préférant celle de mes suivantes.

La distribution des privilèges et des récompenses suivit son cours. Au coucher du soleil, les trompettes sonnèrent le dîner. Hatchepsout se leva, visiblement éprouvée par le poids considérable de sa robe d’apparat.

— Dînons ensemble, dit-elle en les regardant chacun leur tour. Puis nous achèverons ensemble ce que nous avons commencé à faire pour l’Égypte. Personne, dans les temps futurs, ne pourra dire que ce pays aura souffert sous notre domination !

Ils se rendirent dans la salle du banquet et prirent place sur l’estrade pour y boire à sa santé. Personne, à l’exception du vigilant Senmout, ne remarqua Yamou-néfrou, Djéhouti et Sen-néfer, en train de dîner gravement dans un coin de la salle, blottis derrière une colonne. Non loin de là, Touthmôsis et sa mère jetaient de furieux regards de haine en direction du dais.

Aux environs de minuit, Hatchepsout se débarrassa de sa lourde robe, frappa dans ses mains, et les réjouissances commencèrent. Elle avait exprimé l’envie de voir la troupe de danseurs qu’Hapousenb avait ramenée du Nord. Les hommes, à la fois acrobates et danseurs, exécutèrent des bonds, des sauts, des tournoiements au rythme de leurs tambours et de leurs étranges instruments à cordes, qui la fascinèrent. Une fois la représentation terminée, elle leur offrit de l’or, et Hapousenb les lui proposa en cadeau. Elle prit aussi plaisir à regarder les tours d’un léopard dressé, qui lui fut également offert. Jusqu’à une heure avancée, les plus extraordinaires réjouissances du royaume la tinrent en haleine tandis que les coupes de vin étaient sans cesse remplies ainsi que les cônes parfumés placés sur la tête des invités.

Hatchepsout ordonna le silence.

— Il est grand temps de prendre quelque repos, dit-elle. Mais avant votre départ, j’aimerais entendre chanter le grand Ipouky, chanteur béni des dieux. Ouser-Amon, aidez-le.

Le vieillard s’avança jusqu’à l’estrade en s’appuyant sur l’épaule d’Ouser-Amon. Il marchait plié en deux avec la plus grande difficulté, accablé par l’âge et la maladie, mais sa voix n’avait rien perdu de son pouvoir enchanteur. Hatchepsout lui avait donné une maison et un jardin pour y finir ses jours en paix. Il installa son luth sur ses jambes maigres, accorda son instrument sous les regards impatients des invités et commença à chanter.

Aux premiers mots, Senmout irrité se tourna vers Hapousenb.

— Mais c’est le chant dédié à Imhotep ! chuchota-t-il avec colère. Pourquoi l’a-t-il choisi pour un jour comme celui-ci ?

Hatchepsout le fit taire brutalement et il se recula, intrigué, pour écouter la poignante mélodie qui tomba sur l’assemblée tel un couperet.

 

« Les uns trépassent, et d’autres restent jusqu’à ce que leur temps sur la terre se soit écoulé.

Les dieux reposent dans leurs pyramides, ainsi que les nobles et les plus dignes d’entre nous.

Les demeures des grands bâtisseurs ont disparu.

Que sont-elles donc devenues ?

J’ai maintes fois entendu répéter les discours d’Imhotep et d’Hardedef.

Que sont devenues leurs demeures à présent ?

Leurs murs sont écroulés, leurs demeures ne sont plus, comme si elles n’avaient jamais existé.

Nul n’est revenu nous dire comment ils se portent, ni ce dont ils ont besoin,

Et nos cœurs ne trouveront le repos qu’au moment où nous irons les rejoindre.

Réjouis-toi de pouvoir oublier qu’un jour les hommes te rendront hommage.

Suis tes désirs autant que tu vivras.

Parfume-toi de myrrhe, vêts-toi des toiles les plus fines, et pare-toi des merveilles des dieux.

Accrois encore le nombre de tes plaisirs.

Suis tes désirs et fais ce qui te plaît.

Fais ce que tu veux sur terre et ne tourmente pas ton cœur avant le jour des lamentations.

Et encore, Celui qui a le Cœur Tranquille n’entend pas les lamentations, et les cris n’ont jamais sauvé personne

du monde souterrain. »

 

Les derniers accords planèrent au-dessus de l’assemblée ; personne n’applaudit. Ipouky n’en attendait pas moins.

— Je vous remercie de la leçon, très sage Ipouky, dit Hatchepsout en rompant le silence. Il est bon qu’un roi garde ces préceptes en mémoire le jour de son couronnement.

Il inclina doucement la tête puis se releva, le luth sous le bras. Ouser-Amon l’aida à redescendre de l’estrade et il disparut dans la foule.

Hatchepsout congédia tout le monde et quitta rapidement la salle, les traits tirés de fatigue. Quelques privilégiés la suivirent en se frayant un chemin entre les amas de coussins, de coupes renversées et de corps vautrés, jusqu’aux paisibles couloirs de ses appartements.